Les transitions comme espaces d’émergence d’autres possibles.
J’aime écouter et échanger avec les personnes en transition.
Pas uniquement pour la beauté de leur parcours, ni pour les histoires, les questions, les incertitudes qu’elles transportent avec elles. Mais parce que, dans ces moments-là, quand les choses basculent, quelque chose de brut, d’authentique et de vivant se révèle. Les transitions nous arrachent à nos conforts, à nos récits établis, à nos personnages bien rodés.
Elles nous confrontent. Elles nous rendent poreux, vulnérables, incandescents.
Et c’est précisément dans cette incandescence que naît l’émergence.
Je parle ici de toutes ces zones floues de la vie où quelque chose est en train de finir sans que l’on sache encore ce qui va commencer. Un espace entre deux, suspendu, parfois si angoissant (parole d’expérience haha).
Ça peut être une transition professionnelle, une séparation, un déménagement, une crise existentielle, une maladie, une naissance, un deuil, un changement de cap profond, intérieur ou extérieur. Ce peut aussi être un glissement plus subtil, une saison intérieure qui s’achève alors que l’autre tarde à se manifester.
Je parle de ces moments où l’on ne tient plus vraiment debout sur ses anciennes certitudes, mais où les nouvelles fondations n’ont pas encore pris forme. De ces périodes où l’on cherche à tâtons, à la fois douloureusement lucide et étonnamment réceptif.
J’aime ces instants, non pas parce qu’ils sont faciles, ils ne le sont jamais, mais parce qu’ils sont féconds.
La transition nous dépouille. Elle nous enlève parfois ce à quoi on tenait, ce que l’on croyait être, ce qui nous rassurait. Elle érode nos masques et nos tentatives de contrôle. Et dans ce dépouillement, elle crée de l’espace.
J’ai moi-même traversé plusieurs de ces seuils, et j’ai souvent résisté. Tellement fort au début. Comme beaucoup, j’ai voulu rester en territoire connu et rassurant. J’ai tenté de me raccrocher à ce qu’il me restait de certitudes. Mais ces résistances ne font souvent que prolonger la souffrance. La transition, pour être habitée, demande une forme d’abandon. Pas de la passivité mais de la confiance, une manière de se rendre disponible à l’inconnu, même si cela signifie ne pas savoir pendant un temps.
Ce que j’ai appris, c’est que l’inconfort de la transition est proportionnel à l’ampleur de la transformation qu’elle peut offrir. C’est dans cet entre-deux, quand on n’a plus d’ancrage évident, que l’on est le plus disponible pour écouter autre chose.
On a l’impression de se retrouver dans le vide. Et c’est vrai, en surface. Mais ce vide n’est pas un vide mort, c’est un vide gestationnel. Comme un sol l’hiver, apparemment figé mais plein de forces en dormance. Comme le cocon qui, de l’extérieur, semble être une immobilité, mais qui à l’intérieur vit une métamorphose.
Dans ces creux de vie inconfortables, quelque chose se réorganise. Des parties de nous dialoguent pour la première fois. Des pistes jusque-là invisibles apparaissent. On se surprend à rêver différemment, à sentir d’autres envies émerger, d’autres possibles.
Je crois profondément que c’est dans ces interstices que se loge la possibilité de réinventer. Un pas de côté qui ouvre un nouveau champ.
Ce que j’aime particulièrement dans le fait d’échanger avec des personnes ou collectifs en transition, c’est leur qualité d’écoute, leur regard ouvert et leur humilité. Ces personnes, parce qu’elles sont en mouvement, en tension, deviennent de merveilleux miroirs. Elles nous renvoient à nos propres zones de transformation, à ce que nous cherchons encore à apprivoiser.
Elles sont souvent curieuses, révoltées parfois, fragiles, mais puissantes dans leur honnêteté. Elles posent de vraies questions. Elles ne savent pas encore les réponses, et c’est ce qui les rend belles. Leur parole est moins figée, plus vibrante. Elles doutent, elles tâtonnent, elles cherchent. Et cela, pour moi, c’est déjà être en chemin.
Il m’arrive souvent, dans ces échanges, de me reconnaître. Car même si les transitions changent de visage, elles restent des passages que l’on revisite régulièrement. Je ne crois pas à un état fixe de stabilité. Et ce n’est pas un échec : c’est le mouvement même de la vie.
Alors pour moi, ces transitions sont des lieux de passage. Et comme tout passage initiatique, elle implique une part d’effondrement. Elles nous oblignt e à descendre dans des zones de nous-mêmes que l’on préférerait souvent éviter : la peur, le doute, la solitude, la confusion.
On n’en ressort pas indemne. Mais on en ressort plus juste.
Ce n’est pas une réparation, c’est une reconfiguration. Une relecture de ce que l’on est, de ce que l’on veut offrir, de ce que l’on n’accepte plus. Elle peut permettre d’oser ce que, jusque-là, on n’avait pas osé.
Et si, au-delà des trajectoires individuelles, ces transitions personnelles étaient aussi le reflet de quelque chose de plus grand ? Un écho de la transition systémique que nous traversons collectivement ?
La crise écologique, la montée des incertitudes, les bouleversements économiques, les remises en question de nos modèles de société... tout cela n’est pas extérieur à nos vies intérieures. Nous sommes traversés, impactés, transformés par ces changements. Nos transitions personnelles sont parfois le lieu où le monde nous rejoint, nous parle, nous pousse à changer.
Habiter une transition, c’est donc aussi apprendre à habiter le changement du monde. À en devenir co-créateurs plutôt que simples spectateurs ou victimes. Cela suppose de développer une capacité d’écoute, de présence, de reliance.
Dans les accompagnements que j’offre, dans les projets que je porte, dans les espaces que je crée, j’essaie de préserver cette place pour l’inconnu, pour le non-savoir, pour l’émergence. Je crois que les personnes en transition n’ont pas besoin de solutions toutes faites. Elles ont besoin d’un cadre sécurisant pour explorer ce qui cherche à naître en elles.
Elles ont besoin d’être reconnues dans leur traversée. Pas d’être poussées à aller vite ou à retrouver une « utilité ». Elles ont besoin de pouvoir expérimenter, de se tromper, de rêver autrement, de changer de regard.
Je suis encore, moi aussi, une personne en transition. Je ne crois pas que cela s’ arrête un jour. Il y a des moments plus stables, c’est vrai. Des moments d’alignement et de joie.
Mais sous la surface, la vie continue de bouger. Elle nous appelle à nous ajuster, à nous délester, à nous réinventer.
Alors j’essaie, autant que possible, d’honorer ces transitions.